Il y a 50 ans, la Dictature au Chili : des comptes qui n’ont jamais été soldés 🔓

Une démonstration de force au Chili en 2020 - © leglob-journal Rémy Simon
Une démonstration de force au Chili en 2020 – © leglob-journal Rémy Simon

Cet article a été publié pour la première fois sur leglob-journal.fr le 13 décembre 2017 par Rémy Simon avec des témoignages recueillis au cours d’un séjour qu’il a effectué au Chili. « C’est de là, nous dit-il, à Valparaiso et par le soulèvement de la Marine que débuta ce sinistre 11 septembre 1973. Elle prit le contrôle du port dès 7 heures du matin. À 18 heures, la junte militaire avait déjà imposé son pouvoir sur tout le pays. Pendant ces 14 années de dictature, et selon les chiffres de la Commission Nationale de Vérité et de Réconciliation, il y eut 3 215 exécutions et disparitions. Et 38 254 prisonniers politiques torturés. La DINA, la Gestapo chilienne, fit régner la terreur.» écrit Rémy Simon sur place. Le Chili de la dictature est hélas toujours présent dans les mémoires. 


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Reportage

Dans cette ville de la côte Pacifique, mon quotidien est fait de rencontres les plus diverses. Enrichissantes, éclairantes. Dans des lieux parfois improbables. Comme cet entretien avec Nina Poblete Rivera, une bénévole du cinéma d’art et essai Condell. Une grande Dame âgée. D’une classe et d’une modestie impressionnantes. Ancienne professeure de français, elle me raconte : « comme j’étais syndicaliste, les militaires m’ont licenciée. Avec le retour à la démocratie, j’ai pu retrouver mon travail. Mais la réadaptation a été dure. J’ai été mise à la retraite anticipée. Le montant de ma pension est évidemment très faible ».

Dans ce quartier de la “ville basse”, on la salue avec respect. Pour ma part, j’étais fier de me montrer à ses cotés. Des lieux improbables. Comme dans ce local de coiffure ou très souvent je fais…salon. Angelica, devenue une amie, l’a transformé en cercle de discussions politiques.

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Ce petit bout de femme pleine d’énergie et d’empathie m’y organise des rendez-vous avec « des gens qu’il faut que tu rencontres » m’a-t-elle dit. Des amis, des musiciens, des militants. Comme ce jour-la avec Danko. Solide gaillard, Danko est un militant du PC Chilien ; il me donne un exemple de différence entre La Nueva Mayoria (NM) de Guillier et le Frente Amplio (F.A.). Ce dernier veut par exemple supprimer très rapidement l’AFP (Administradora Fondos Previsionales).

Pour Danko, « Ce n’ est pas réaliste. L’AFP est un peu l’équivalent de la Sécurité Sociale chez vous. Avec une différence essentielle : c’est un organisme privé qui gère cette structure. Or son existence a été gravée dans la Constitution de Pinochet. Le changement radical ne peut donc se faire rapidement, et cela nécessite un long processus.»

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On touche là encore très concrètement à l’héritage de la dictature militaire encore présente dans la vie quotidienne de la société civile chilienne. Danko me cite un autre exemple. Cette fois pour défendre le bilan du Gouvernement sortant. «Concernant la gratuité de l’enseignement. En quatre ans, Michelle Bachelet a réussi à la mettre en place à 40 %. Il faut continuer, mais pas à pas». À l’écouter plaider pour le réalisme, j’ai l’ impression d’entendre à nouveau ce débat qui animait déjà et à juste titre les différentes composantes de la gauche chilienne à l’époque du Gouvernement de l’Unité Populaire (1970-1973). Le clivage entre ceux qui pensaient qu’on n’avance que pas à pas, et les autres qui estimaient qu’on ne progresse vraiment que par rupture. Deux conceptions stratégiques qui se résumaient chacune et fort justement par deux slogans antagoniques : « consolider pour avancer » et « avancer pour consolider ».


«Papy était un salaud»


Avec le temps, j’ai tendance à penser que les positions radicales devraient aussi ne pas faire l’économie du réalisme. Pour ce qui est du Chili, le coup d’État mit fin au débat de manière brutale. Sanglante. Ci-dessous les vestiaires du Stade national de Santiago transformé en prison et espace de tortures


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Les sous-sols du stade Stade national de Santiago transformé en prison et espace de tortures

Palacio de La Moneda et devant la statue de Salvador Allende.
La statue de Salvator Allende devant le Palais de la Moneda à Santiago

Une femme d’un certain âge prend part à ma discussion avec Danko, pour témoigner de la frayeur qu’elle a ressentie les jours qui suivirent le “Golpe”. « J’étais dehors avec ma fille. J’étais descendu pour chercher quelque chose à manger, mais sans mes papiers. Contrôlée dans la rue par un carabinier. Il se mit à hurler et à menacer en mettant son revolver sur la tempe de ma gamine de quatre ans. Finalement, on a eu la vie sauve toutes les deux. Parce qu´ils ont vérifié que mon père était bien un gradé des carabiniers ». Cette partie du récit énerve Angelica, la coiffeuse. Car cette môme de 4 ans, c’était elle : « tu as eu la peur de ta vie, mais il ne faut pas oublier que papy était un salaud  ». Sa mère poursuit en parlant des bombardements.

À leur évocation, Danko ne peut cacher sa colère. Elle, elle reste intacte, entière : « Certes, il y eu les bombardements sur le Palais présidentiel de La Moneda. Les images firent le tour du monde. Ce qu’on sait moins, c’est que l’aviation des putchistes a aussi bombardé la résidence personnelle d’Allende. Mais aussi certains quartiers populaires  ». Les plus combatifs politiquement bien sûr.

En retrait de notre petit groupe, l’aide coiffeuse a écouté nos échanges avec Danko sans rien dire. Le regard perdu, elle lâche : « vous parlez comme des livres…  ». Elle m’avait confié avant le premier tour, très énervée : « je ne vote pas, ils se moquent de nous…  ».


« Son père, très à droite, ne vint jamais voir son fils emprisonné »


Si l’on ne disposait que d’un seul mot pour qualifier les chiliennes et les chiliens, ce peuple, ce serait la bienveillance. Leur évidente gentillesse se double de pudeur. On retrouve ce sentiment et cette façon d’être même quand ils évoquent les moments très durs. Ceux de la dictature notamment. Comme lorsque Claudio Perez, artiste photographe, s’exprimait. La pudeur, pour se définir au plus profond de lui. Simplement, calmement.

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«Mes parents étaient de gauche. Mariés dans la joie, juste avant le coup d’État, le choc n’en fut que plus rude. Je suis né en 1974. Mon père, Alejando Perez, un poète reconnu, fut arrêté l’année de ma naissance. L’ interrogatoire fut très sévère. Il a subi une seconde arrestation quelques années plus tard, dans des conditions moins dures, mais ils savaient très bien ce qu’ils cherchaient et comment l´obtenir…» Quelques jours plus tard, les recueils de poésie paternelle sur la table, Claudio me confia une blessure familiale intime : «le père adoptif de mon propre père était très à droite. Tu te rend compte! Tout en sachant où était emprisonné son fils, il ne vint jamais le voir.» La dignité, disions-nous. Et une certaine forme d’humour, aussi. Je me souviens d’une anecdote racontée à l’époque des Comités Chili.

Comme beaucoup d’autres opposants au régime des militaires, un ancien recteur d’Université et ministre de l’Éducation se retrouva interné dans un camp sur une île. Pour tenir le coup psychologiquement, les prisonniers y organisaient discrètement des causeries militantes. Cet homme, très respecté dans le pays, M. Enriquez, réussi à conserver sa cravate. Un compagnon lui demanda : « Camarade, ta cravate ne te gène pas ? Et lui de répondre : Camarade, ici c’est la seule chose qui ne me gène pas… »


14 années de dictature, 3 215 exécutions et disparitions. 38 254 prisonniers politiques torturés


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Il y aurait tant et tant de choses à raconter sur cette époque. Par exemple que le PS était plus radical que le PC. Que le PS était tellement traversé par des courants centrifuges que, dans les derniers mois de l’Unité Populaire, le numéro 2 du PS passa dans la clandestinité. Je pourrais raconter aussi, malgré de grandes divergences de vue, après l’élection d’Allende en 1970, que c’est le MIR (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire dirige par Miguel Enriquez) qui proposa ses militants armés pour assurer la garde rapprochée du Président socialiste. Ils s’appelèrent officiellement « Les amis du Président ». Le parallèle en France est impossible à imaginer…

Le 11 septembre 1973, et devant l’échec de cette pourtant formidable expérience pacifique, avant de se suicider d’une rafale de sa mitraillette, Allende prit le temps de joindre Miguel Enriquez. Pour lui signifier que dorénavant ce serait à lui de jouer et de prendre sa part dans la Résistance. Moins d´un an plus tard, ce dernier tomba les armes à la main. D’autres souvenirs me reviennent. Trop nombreux.


La camarade


Je repense à Anette, cette amie rennaise. Elle nous avait fait mettre en place le COBRESPAL (Comité BREton de Soutien aux Peuples d’Amérique Latine en Lutte). Elle était alors de retour du Chili. Après avoir été arrêtée et parquée plus d’une semaine, comme tant d´autres, dans le tristement célèbre stade national de Santiago. Stade transformé en centre de tortures et d’exécutions. Anette travaillait à l’Alliance Française, son compagnon militait au MIR. C’est aussi là que Victor Jarra, célèbre chanteur engagé, fut supplicié jusqu’à la mort. En pénétrant sans autorisation à l’intérieur de cette enceinte sportive pour y faire ces photos de témoignage pour leglob-journal, mon émotion est grande. Sur un petit périmètre de tribunes laissées intactes, cette simple inscription : « un peuple sans mémoire est un peuple sans futur ».

Le visage de Maria-Teresa ne s’est pas non plus effacé de ma mémoire. Travaillant en France au moment du “Golpe”, cette militante chilienne retournait de temps en temps au pays. Pour le premier anniversaire du Coup d’État, elle avait préparé un vibrant discours. Elle devait le prononcer lors d’un meeting dans un amphi de la Faculté d’espagnol de Rennes. Au dernier moment, de peur de se mettre trop en avant et de mettre en danger sa sécurité là-bas, elle y renonça. Et me chargea de le lire à sa place. Ce fut ma première prise de parole militante en public. Dans une ambiance solennelle qui vous noue les tripes. Fasciné par sa personnalité, avec ma 4L qu´elle baptisa « La camarade », je fus son chauffeur. Son confident aussi. Entre rires et larmes. Le Chili a jamais au cœur…

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Pourquoi parler de tout cela, vous infliger ces souvenirs de “vieux militant”? C’est pour vous dire aussi que notre état d’esprit était bien particulier. En tant que jeunes militants révolutionnaires, nous étions persuadés dans ces années 1970, où l’on pouvait voir fleurir sur les murs de France «ITT prospère et le Chili crève» et avec cette dramatique expérience chilienne, que les forces dominantes du capitalisme seraient prêtes à tout pour empêcher l’avènement du type de société dont nous rêvions. Nous étions convaincus que nous devions nous préparer à un éventuel terrible affrontement. Physique. Nous étions déjà persuadés, comme d’autres à l’époque, que nous ne serions jamais à la hauteur. Même avec un apprentissage bien limité des règles de base de la clandestinité à travers notre engagement dans les « comités de soldats  » dans nos casernes françaises. En 1977, pour ma part.

Vu de France et en 2017, tout cela semble maintenant, comment dire? : ridicule. Mais toutes nos naïvetés et peut-être nos aveuglements d’hier ne doivent pas faire oublier notre sincérité d’alors. Il faudrait un bouquin pour en rendre compte.


Un passé toujours présent


À travers ces quelques témoignages recueillis à Valparaiso, il est évident que pour certains ici, au Chili, ce passé sera toujours présent. Ce midi encore, on me faisait remarquer dans un petit restaurant. «Tu vois Rémy, ce type à l’ autre table, là-bas. Il était juge sous la dictature. Il a fait des trucs pas jolis…» me raconte mon interlocuteur. C´est aussi cela l’explication du drame actuel chilien. Contrairement à l’Argentine, les anciens tortionnaires du 11 septembre 1973 n’ont pas été jugés. À part quelques rares exceptions. Les plaies ne peuvent donc se refermer. Après sa surprenante défaite au referendum en 1988, Pinochet négocia l’impunité pour ses sbires. Et pour lui. Elle fut acceptée pour permettre un retour de la démocratie, en 1990. D’où cette culture du compromis et d’union nationale dont je vous parlais.


Second tour des Présidentielles : la fin de la culture de compromis ?


Le 30 novembre, le F.A. (Frente Amplio) de Beatriz Sanchez explique sa position à la télé pour le second tour. Brièvement résumée, elle nous fait du Mélenchon. Sans appeler à voter clairement pour Guillier, le candidat de N.M. (Nueva Mayoria), elle précise que la victoire de Pinera et de la droite serait un grave retour en arrière. : «nous ne sommes pas propriétaires des votes. Nous voulons rester un mouvement… On doit continuer à lutter dans la rue, que le Président soit Guillier ou Pinera !»

Pas d’accord politique programmatique donc. Et logiquement pas de tractations pour des postes ministériels. Les projets de société sont trop différents. Sans véritable surprise, la rupture est actée. Danko me transfère un communiqué vengeur du PC. Mais dès le lendemain Sharp, le maire F.A. de Valparaiso, appelle, lui à voter clairement pour Guillier. À deux semaines du second tour du 17 décembre de ces élections présidentielles, la nouvelle gauche se fracture.


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La Rue Escudor, véritable rue de la soif ces étudiants

Quoiqu’il en soit, le 17 décembre l’attitude des électeurs du F.A. sera déterminante.
Je remonte vers ma colline par la rue San Juan de Dios, au son des tintements des chopes de bière. Elle est jalonnée de terrasses de cafés, remplies d’étudiants. Je suis aussi guidé par les odeurs de pizzas et de marijuana. Et je me demande : « comment vont se positionner ces jeunes…  ». L´été, ici, débute le 21 décembre. La fin du printemps chilien sera chaude…

© Photos leglob-journal


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