Polanyi, pour mieux comprendre ce qui nous arrive – par Nicolas Postel 🔓

illustration Mohamed Hassan Pixabay
illustration Mohamed Hassan Pixabay

Économiste, sociologue, mais aussi philosophe, Karl Polanyi est un penseur critique des excès du capitalisme des annĂ©es 1920. Dans la Grande Transformation (1944), il dĂ©crypte le lien entre un capitalisme sans limite et les totalitarismes. Une Ĺ“uvre Ă  redĂ©couvrir d’urgence, alors que l’on peut craindre que les mĂŞmes causes produisent les mĂŞmes effets.


Par Nicolas Postel*


la belle lettre Q du Glob-journal

Que nous arrive-t-il ? Pour de nombreux citoyens et chercheurs en sciences sociales, le dĂ©but de l’annĂ©e 2025 a Ă©tĂ© le temps d’une sidĂ©ration, souvent refoulĂ©e. Les premiers mois du mandat de Donald Trump nous secouent d’autant plus que, dans le mĂŞme, temps, jour après jour, les informations les plus alarmantes se succèdent sur l’accĂ©lĂ©ration des effets du rĂ©chauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversitĂ©. L’analyse que propose Karl Polanyi peut nous aider Ă  sortir de cette sidĂ©ration, en nous donnant des clĂ©s de lecture de la situation que nous vivons et des voies permettant de sortir de l’ornière. Karl Polanyi (1886-1964) est un analyste extrĂŞmement prĂ©cieux des rapports problĂ©matiques qu’entretient notre système Ă©conomique avec la sociĂ©tĂ© et la biosphère.

Dans la Grande Transformation, son ouvrage majeur (1944), il propose à la fois une histoire du capitalisme et une mise en évidence de sa singularité à l’échelle du temps long de l’humanité. Pour Karl Polanyi, le marché n’est pas une structure abstraite, il est encastré dans la société.

Le capitalisme constitue en effet une rĂ©ponse très singulière Ă  la question Ă©conomique – question dont aucune sociĂ©tĂ© ne peut s’affranchir et que Polanyi dĂ©finit comme : un « procès institutionnalisĂ© d’interaction entre l’homme et son environnement qui se traduit par la fourniture continue des moyens matĂ©riels permettant la satisfaction des besoins Â».


Trois bouleversements


Ă€ première vue, cette dĂ©finition peut sembler banale. Mais si on confronte cette dĂ©finition Ă  notre impensĂ© Ă©conomique, c’est bouleversant pour trois raisons :

(1) L’économie est un process institutionnalisĂ©, cela nous dit clairement que la rĂ©ponse que donne toute sociĂ©tĂ© Ă  la question de la satisfaction des besoins (aux conditions de sa reproduction) est d’abord collective, sociale, politique. Il n’y a pas d’économie « avant Â» les institutions collectives. Exit donc, nos illusions sur l’économie comme Ă©tant le lieu d’une Ă©mancipation par l’égoĂŻsme rationnel ! Il n’y a, Ă  l’origine, ni Homo Ĺ“conomicus, ni concurrence libre et non faussĂ©e, ni loi de marchĂ©. L’économie est d’abord et toujours une question d’institutions et donc de choix collectifs et politiques. LĂ  se joue la libertĂ© des acteurs : participer Ă  la construction des institutions qui forment une rĂ©ponse collective Ă  la question de la vie matĂ©rielle.

(2) Un process « entre l’homme et son environnement Â» : cette dĂ©finition pose ici immĂ©diatement la question de l’insertion de la communautĂ© humaine dans la nature, dans la biosphère, dans son lieu de vie. Seconde surprise, donc : la question Ă©cologique n’est donc pas « nouvelle Â»â€¦ C’est mĂŞme la question fondatrice de l’économie pour Polanyi.

(3) Il s’agit de satisfaire « des besoins Â» et non pas des dĂ©sirs insatiables d’accumulation… LĂ  encore, cette dimension substantive de l’économique nous est devenue invisible, enfouie sous un principe d’accumulation illimitĂ©e qui nous a fait oublier la question de « ce dont nous avons vraiment besoin Â», au point paradoxalement de conduire nos sociĂ©tĂ©s contemporaines Ă  assurer le superflu mais plus le nĂ©cessaire. Nous sommes, de fait (c’est ce que nous indique le franchissement des « limites environnementales Â»), sortis d’une trajectoire de reproductibilitĂ© des conditions de vie authentiquement humaine sur terre, alors mĂŞme que nous accumulons des biens et services inutiles.


Marché autorégulateur


Cette sortie de route est un effet pervers du déploiement, depuis la révolution industrielle, d’un système de marché autorégulateur qui sert de base au mode de production capitaliste. C’est le second apport de Polanyi. Pendant des millénaires, la communauté humaine est parvenue à se reproduire de manière résiliente en pratiquant des formes d’économie socialement encastrées et cohérentes avec notre milieu de vie.

Polanyi repère ces formes sociales d’économie : l’économie domestique (autarcique) du clan ; la rĂ©ciprocitĂ© entre les diffĂ©rentes entitĂ©s progressivement mises en relation et pratiquant de manière ritualisĂ©e du don contre don ; la redistribution qui se met en place Ă  un stade plus avancĂ© de communautĂ©s humaines organisĂ©es autour d’un centre puissant et lĂ©gitime, habilitĂ© Ă  prĂ©lever des ressources et Ă  les repartir, selon des critères considĂ©rĂ©s comme justes, entre les diffĂ©rents membres de la communauté… et le commerce, ou marchĂ©-rencontre, aux marges de la sociĂ©tĂ© (le mot donnera marchĂ©) dans lequel les acteurs diversifient leur consommation et nĂ©gocient de grĂ© Ă  grĂ©, en dehors de toute logique concurrentielle, le « juste prix Â».

Ces formes Ă©conomiques insĂ©rĂ©es, mises au service de la sociĂ©tĂ©, sont balayĂ©es par le capitalisme. Lorsque le phĂ©nomène industriel Ă©merge et, avec lui, la promesse de l’abondance, il apparaĂ®t très clairement nĂ©cessaire de plier la sociĂ©tĂ© aux besoins de l’industrie. Il faut alimenter la machine productive en flux continu de travail, de matière première, et de financement permettant l’investissement. Pour que cette dynamique capitaliste fonctionne, il devient donc « nĂ©cessaire Â» de traiter le travail (la vie humaine), la terre (la biosphère) et la monnaie de crĂ©dit (indispensable Ă  l’investissement) comme s’ils Ă©taient des marchandises « produites pour ĂŞtre vendues Â». C’est nĂ©cessaire, mais c’est faux, Ă©videmment.


La société au service de l’économie ou l’inverse


LĂ  est le mythe fondateur de nos sociĂ©tĂ©s qui se comprend assez vite dans les expressions dĂ©sormais courantes : « ressources humaines Â», « ressources naturelles Â», « ressources monĂ©taires Â». Mais ressources pour qui ? pour quoi ? Pour la production de richesse ! VoilĂ  ce qui constitue une inversion remarquable : la sociĂ©tĂ© et son environnement naturel se voient artificiellement « mises au service Â» de l’économie… et non l’inverse. La biosphère et la sociĂ©tĂ© doivent se soumettre, enfin, Ă  « la loi Â» de l’économie !

Ce mythe – souligne Polanyi – travaille et dĂ©truit la sociĂ©tĂ© si l’on ne prend pas garde de « protĂ©ger Â» la vie humaine, la nature et le monnaie de cette logique concurrentielle. C’est ce que vĂ©cut Polanyi : l’effondrement de la sociĂ©tĂ© viennoise de l’entre-deux-guerres et de sa vie intellectuelle brillante (Einstein, Freud, Wittgenstein, Hayek, Popper… sans parler d’écrivains comme Zweig ou Schnitzler) qui s’abĂ®ma en quelques mois, dans le nazisme.

Karl Polanyi, juif, dut fuir en Angleterre. Il passera sa vie Ă  saisir les causes de cet effondrement. Il perçoit alors que le fascisme rĂ©vèle au fond « la rĂ©alitĂ© d’une sociĂ©tĂ© de marchĂ© Â» : c’est le produit d’un libĂ©ralisme Ă©conomique dĂ©bridĂ©. L’échec des contre-mouvements qui, au long du XIXe siècle, cherchèrent Ă  limiter l’emprise du marchĂ© sur la sociĂ©tĂ© (les paysans attachĂ©s aux communaux, les artisans attachĂ©s au travail libre, puis les prolĂ©taires Ă  celle d’un respect des droits humains, les nations attachĂ©es Ă  l’étalon-or…) se traduit par une crise sociale majeure.


Une réaction sociale convulsive


Dans cette sociĂ©tĂ© dominĂ©e par la concurrence de tous contre tous, chaque individu est renvoyĂ© Ă  son intĂ©rĂŞt propre, dĂ©socialisĂ©. L’espace commun de dĂ©libĂ©ration se rĂ©duit, s’étiole, disparaĂ®t. Mais la sociĂ©tĂ© ne disparaĂ®t pas : elle se rĂ©gĂ©nère maladivement, de manière dysfonctionnelle non plus par la raison et l’existence d’un dessein commun, mais par le sang, la « race », et l’homme providentiel. Le totalitarisme, c’est cette rĂ©action sociale, presque convulsive, maladive et qui est le symptĂ´me d’une sociĂ©tĂ© disloquĂ©e sous l’effet du libĂ©ralisme.

Polanyi pense, lorsqu’il prĂ©sente cette analyse dans l’immĂ©diat après-guerre, que cet effondrement appartient au passĂ©. Les sociĂ©tĂ©s occidentales vont se reconstruire en pleine connaissance de cause. C’est le sens de la « grande transformation Â» (le titre de son livre) qui s’opère avec, notamment, les accords de Philadelphie (fondateurs, en 1944, de l’Organisation internationale du travail) qui actent la nĂ©cessitĂ© de « protĂ©ger Â» le travail contre la logique concurrentielle, et ceux de Bretton Wood qui actent la constitution d’un système monĂ©taire international rĂ©duisant le rĂ´le des marchĂ©s et plaçant la question du financement dans la main des États.

Les institutions collectives, politiques, reprennent la main sur l’économique et lui assignent des règles qui, partiellement, « dĂ©-marchandisent Â» le rapport Ă  la monnaie et au travail (mais pas Ă  la nature). Le monde occidental connaĂ®t alors un cycle long de prospĂ©ritĂ© et de paix. Les Occidentaux voient leur qualitĂ© de vie augmenter au fur et Ă  mesure que la production se dĂ©ploie, grâce Ă  la redistribution des gains de productivitĂ©, au point que hausse du PIB et hausse du bonheur finissent par se confondre dans l’esprit public… au dĂ©triment des rentiers qui voient leur avoir diminuer.


Réencastrement partiel


Mais ce réencastrement de l’économie dans la société est partiel. La sphère domestique continue d’être niée, la nature d’être pillée, le travail d’être aliéné dans son contenu (c’est la période taylorienne).

Au début des années soixante-dix, les détenteurs de patrimoine financier, lésés par l’État social, sonnent l’heure de la révolte, et parviennent à démanteler le système monétaire international et à réactiver la puissance des marchés financiers. Ceci tandis que les populations mondiales dénoncent l’épouvantable exploitation des ressources mondiales au seul profit de l’Occident et que les salariés dénoncent le taylorisme. Le compromis de l’après-guerre ainsi mis en critique s’étiole et laisse la place à une phase dite néolibérale. C’est cette phase de « remarchandisation » très rapide qui, aujourd’hui, nous amène au bord du gouffre.

Le néolibéralisme a débuté sa révolution par la remarchandisation de la monnaie et la redynamisation du pouvoir des marchés et des actionnaires, la seconde phase se traduit par la remarchandisation du travail (le droit du travail est allégé, les protections sociales affaiblies), et de la nature (marché de l’énergie, marché carbone, brevetabilité du vivant, accaparement foncier…). Cette remarchandisation, qui oublie totalement les leçons de l’histoire, nous conduit au bord d’un précipice écologique et social.

Monétairement, socialement, politiquement, écologiquement, tout notre système se fissure. Ces failles structurelles entraînent un immense désarroi social et… la résurgence de mouvements néo-fascistes, néonazis, nationalistes autoritaires… Selon une mécanique extrêmement proche de celle que décrit Polanyi. La crise politique de nos démocraties est donc d’abord une crise de notre économie, ou, plus précisément, de la pression qu’exerce l’économique (dans sa version marchande) sur le social et la biosphère. BFM Business.


BFM Business.

Retour aux sagesses anciennes ?


Au-delĂ  du diagnostic, Polanyi nous donne des ressources pour agir. Il nous permet de percevoir la rĂ©silience des structures de « l’ancien monde Â» dans nos vies et nos Ă©conomies. Les sagesses anciennes n’ont pas disparu : nous pratiquons Ă  très grande Ă©chelle la redistribution, une large part de nos Ă©changes sociaux est fondĂ©e sur la rĂ©ciprocitĂ© (et notamment au sein de l’économie sociale et solidaire), et chacun sait l’importance vitale de notre foyer familial.

Nous vivons, des temps polanyiens, et ils ont leur part de noirceur. Mais, si l’on suit Polanyi, la libertĂ© – celle qui consiste Ă  choisir ensemble un horizon commun – est devant nous. Notre extraordinaire capacitĂ© de production – hĂ©ritage indĂ©niable du capitalisme – doit nous permettre de nous poser sereinement la question de nos besoins, et cela nous amènera Ă  consommer moins !

Moins de nourriture, moins de psychotropes, moins de dĂ©placements professionnels, et plus de temps libre : ce ne serait tout de mĂŞme pas triste ! Polanyi ne nous propose pas de solutions clĂ©s en main, mais montre un chemin : retrouver le goĂ»t de la dĂ©libĂ©ration collective et la dĂ©fendre contre l’établissement d’un principe de concurrence gĂ©nĂ©ralisĂ©e – celui de la gouvernance actionnariale – qui dĂ©truit la sociĂ©tĂ©, nourrit le totalitarisme et se heurte violemment aux limites planĂ©taires.


*Professeur de Sciences Économiques- Titulaire de la chaire SocioĂ©conomie des communs Ă  l’UniversitĂ© de Lille. Cet article est paru dans The Conversation France le 16 juillet 2025.


le slogan du Glob-journal

1 thought on “Polanyi, pour mieux comprendre ce qui nous arrive – par Nicolas Postel 🔓”

  1. Très bonne idĂ©e de leglob-journal.fr de donner Ă  ses lecteurs un accès Ă  cet article publiĂ© initialement par The Conversation France. N’hĂ©sitons pas Ă  consulter sur ce genre de sujet d’approfondissement cet excellent media. J’aurais tendance pour ma part Ă  faire lire AndrĂ© Gorz en tant que prĂ©curseur de l’Ă©cologie. :
    https://theconversation.com/re-lire-andre-gorz-le-pere-de-lecologie-politique-francaise-84657
    Jean-Pierre Maillard [jpmaillard@laposte.net]

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