Le cri de Edvard Munch est exposé en permanence au Musée de l’Art de l’Architecture et du Design à Oslo (Norvège)
Par Michel Ferron*
A Nicolas Demorand, mon « frère » en bipolarité

Le récent « coming-out » du journaliste de radio Nicolas Demorand continue d’imprimer nos esprits, après la parution de son livre Intérieur nuit (mars-avril 2025- Ed. Les Arènes). La silhouette massive et la voix pénétrante et chaude de ce co-animateur emblématique de la matinale de France-Inter ne nous avaient pas préparés à découvrir la vulnérabilité psychique qu’il proclame cependant à travers un aveu sans détour : « Je suis un malade mental ! », répété sous forme d’anaphores successives.
Dans le monde de la psychiatrie, l’initiative de Nicolas Demorand est à prendre comme une véritable tâche de salubrité publique, qui met fin à l’isolement moral des malades atteints (et de leurs proches) de cette maladie psychique, sournoise et implacable.
Qualifiés parfois de « yo-yo mental », les troubles bipolaires désignent en effet cette alternance redoutable entre des phases (down) de dépression lente et profonde et des redressements spectaculaires (up) sous la forme de sursauts baptisés « crises maniaques », ce processus clinique ayant été longtemps désigné sous l’appellation d’ « états maniaco-dépressifs ».
Ainsi, la vie du malade bipolaire est réduite bien souvent à cette opposition d’états psychologiques contrastés, sous le regard d’un entourage impuissant et paniqué par ces dérives, situation baptisée d’ « intranquillité », selon le vocable usité pour qualifier la permanente déstabilisation des malades et de leurs familles [ Cf film Les intranquilles (2021) de Joachim Lafosse avec Leila Bekhti et Damien Bonnard ], irrémédiablement plongés dans le tréfonds de leurs souffrances respectives.
Naviguant entre les abîmes de dépressions profondes et suicidaires et des rebonds faits d’exaltation mégalomaniaque, qui peuvent prendre la forme d’un sentiment de toute-puissance, donnant l’impression d’avancer en écrasant tout et tous sur son passage, le drame de la condition bipolaire est caractérisé par cette double conscience opposant la sensation de plonger dans des gouffres à-pic suivis de sentiments vertigineux d’euphorie.
Cette douloureuse cyclothymie peut être résumée d’une formule lapidaire et sans appel : quand un bipolaire va mal, il va souvent plus mal qu’un dépressif classique, en raison de sa propension à sur-réagir à toute contrariété par une affectivité hypertrophiée et quand il dit aller bien, ce peut être le signe qu’il ne va pas tarder à aller …trop bien !
Dans son livre [pp.32-33], Nicolas Demorand s’attarde longuement, non sans irritation, sur ce paradoxe thérapeutique : « (…) c’est le plus incompréhensible dans la bipolarité. Après huit années d’hôpital psychiatrique, en dépit d’une connaissance intime de la maladie, quelque chose d’illogique résiste : je prends des médicaments pour aller bien, mais je dois me méfier des moments où je vais bien, car ils peuvent signifier que je vais aller mal. Pour quelle autre maladie doit-on se méfier de l’efficacité d’un traitement, appeler son médecin pour lui dire que la grippe est soignée et que c’est donc suspect ? … »

Dans le monde de la psychiatrie, l’initiative de Nicolas Demorand est à prendre comme une véritable tâche de salubrité publique, qui met fin à l’isolement moral des malades atteints (et de leurs proches) de cette maladie psychique, sournoise et implacable. » – Michel Ferron
Cette perception par l’entourage d’une double situation sans issue enferme le malade (et ses proches) dans un véritable drame, d’où il ne pourra tenter de s’extraire, qu’en recourant à l’accompagnement d’un psychiatre ; c’est ce que Nicolas Demorand résume par « le refus du droit au bonheur ».
En effet, dans la phase maniaque, une spirale infernale s’enroule autour de la protestation désespérée du malade récusant les jugements sévères de ses proches, usant parfois de métaphores dégradantes, telles que celle du « volatile juché sur un perchoir de poulailler », Demorand préférant parler (plus joliment) de « quelqu’un qui monte en haut des plus grandes tours ».
De cette incompréhension viscérale pourra surgir le drame : dans l’incapacité de se maîtriser ou de résister au jugement d’autrui en expliquant ou justifiant ses comportements, le malade bipolaire pourra jeter l’éponge en sombrant à nouveau dans les bas-fonds d’une dépression sans merci ou, plus radicalement encore, en se retranchant définitivement hors du monde.
La thérapeutique la plus efficace réside dans un suivi psychiatrique régulier dans un secteur professionnel privé et public, lui-même malade de toutes sortes de dysfonctionnements : insuffisance de postes et de moyens, manque d’égards et de considération, précarité des structures d’hospitalisation.
Les traitements les plus appropriés et efficaces appartiennent à la catégorie des médicaments thymorégulateurs tels que le Lithium, ou ceux connus sous l’appellation commerciale Dépakine, ou Quétiapine, excluant le recours, pouvant devenir fatal, aux antidépresseurs classiques. L’objectif est de « stabiliser l’avion », pour reprendre la formule d’un des psychiatres de notre journaliste préféré.

Nicolas Demorand dans le studio de la matinale de France Inter. – © Radio France – Christophe Abramowitz
Pour conclure, merci à Nicolas d’avoir poussé la porte de l’abîme et du secret … « ACCORDEZ-NOUS LA BANALITÉ ! » s’écrie-t-il du fond de lui-même, même si, par sa notoriété, il bénéficie de moyens privilégiés pour interpeller et lutter contre sa maladie, par rapport à des citoyens-lambda.
Grâce à lui et à sa volonté altruiste de témoigner, les malades bipolaires et leurs familles respireront mieux dans leur vie, pouvant compter désormais dans l’opinion publique sur des postures plus compatissantes et empathiques.
Il nous restera pour compléter à souligner la présence notable et dissimulée de cette catégorie de malades dans l’univers de la création artistique (peinture, littérature, théâtre, cinéma, médias …) où ils peuvent manifester leur hyperactivité et leur talent. Mentionnons pour seul exemple le cas de l’écrivain talentueux et prolifique d’Emmanuel Carrère, qui avait déjà délivré son poignant témoignage sur son internement à l’hôpital Sainte Anne, dans Yoga (2020 Ed. P.O.L.).
*Michel Ferron, diagnostiqué « bipolaire de type 2 » à l’automne 2011, à la Clinique St Laurent de Rennes.
