Afghanistan : guerres et erreurs de calcul – Par Bernard Dupaigne 🔓

Un jeune garçon contemple Kaboul depuis un char détruit, 2012
Un jeune garçon contemple Kaboul depuis un char dĂ©truit, 2012. Karl Allen Lugmayer/shutterstock

Analyse

« Alors que le monde entier a les yeux braquĂ©s sur l’Afghanistan et s’interroge sur les raisons de la rapide victoire des talibans, un retour sur l’histoire rĂ©cente et plus ancienne du pays s’impose » Ă©crit Bernard Dupaigne spĂ©cialiste de l’Afghanistan* dans The Conversation. « On ne saurait, en effet, bien comprendre les rĂ©cents dĂ©veloppements, ajoute-t-il, sans avoir une vue d’ensemble de l’évolution qu’a connue ce territoire au cours des dernières dĂ©cennies. Une Ă©volution qui l’a vu successivement se rapprocher de l’URSS, ĂŞtre envahi par celle-ci, sombrer dans la guerre civile, ĂŞtre dominĂ© une première fois par les talibans, puis subir, vingt ans durant, l’intervention amĂ©ricaine qui vient de s’achever… »

L’entrée dans le monde moderne

Par Bernard Dupaigne*


la belle lettre L sur leglob-journal

L’Afghanistan, pays enclavĂ©, a bĂ©nĂ©ficiĂ© au XIXe siècle des subsides britanniques. Puis sont venues les attentions soviĂ©tiques et, ensuite, amĂ©ricaines. Durant la guerre froide, les massives aides Ă©trangères ont abouti Ă  l’apparition Ă  Kaboul d’une caste de privilĂ©giĂ©s coupĂ©s des rĂ©alitĂ©s des provinces. Dans les annĂ©es 1960, SoviĂ©tiques et AmĂ©ricains ont rivalisĂ© de financements pour attirer l’Afghanistan dans leur zone d’influence.

À ce jeu, les soviétiques ont gagné. Des milliers de bourses d’études en URSS ont été offertes aux jeunes Afghans. Ingénieurs et officiers prirent goût à la vodka et aux blondes russes, ce qui était pour eux le comble de la modernité. Beaucoup se sont mariés sur place, et sont restés après 1980.

Surtout, les SoviĂ©tiques ont fourni en armes l’armĂ©e afghane et ont gagnĂ© les officiers Ă  leur cause. Ce sont eux qui ont organisĂ© le coup d’État de 1978. RĂ©pressions contre les religieux et propriĂ©taires terriens s’ensuivirent, conduisant Ă  des rĂ©voltes populaires, vite contrĂ´lĂ©es par des partis hostiles aux communistes dont les responsables s’étaient installĂ©s au Pakistan voisin.

Dans l’idĂ©e d’affaiblir l’URSS, les AmĂ©ricains ont fourni une assistance considĂ©rable Ă  ces partis. Leurs commandants locaux, qui se dĂ©plaçaient Ă  moto, ont vite pris l’habitude des 4×4 japonais offerts par Washington. Toute l’aide amĂ©ricaine transitait par les gĂ©nĂ©raux pakistanais et leurs services secrets. MalgrĂ© les mises en garde des Occidentaux connaisseurs du terrain, ce sont les partis extrĂ©mistes et les plus anti-amĂ©ricains (Ă  commencer par le Hezb·e islami, « parti de Dieu Â») qui ont Ă©tĂ© les mieux financĂ©s. Après le dĂ©part des SoviĂ©tiques en 1989, dĂ©pitĂ©s de s’être fait surprendre par Ahmed Chah Massoud pour la conquĂŞte de Kaboul en 1992, ils ont longuement bombardĂ© la capitale et lui ont fait subir un blocus rigoureux.

En 2001, après les attentats du 11 septembre, organisĂ©s par Oussama Ben Laden depuis l’Afghanistan, oĂą il avait Ă©tĂ© accueilli en 1979 en Ă©change d’importants subsides, les États-Unis ne pouvaient pas ne pas rĂ©agir. La dĂ©cision fut, dans un premier temps, de ne pas envoyer d’hommes sur le terrain. Ils se sont donc appuyĂ©s sur les commandants de la supposĂ©e Â« Alliance du Nord Â», aux intĂ©rĂŞts dĂ©jĂ  divergents. Des valises de dollars ont Ă©tĂ© distribuĂ©es pour inciter les chefs de guerre au combat.


Une reconstruction difficile sous l’égide américaine


Les talibans une fois tuĂ©s ou repliĂ©s dans leurs bases du Pakistan, les États-Unis – et la communautĂ© internationale, sous l’égide des Nations unies – se sont mis en tĂŞte de reconstruire l’État afghan, faisant du Â« Nation building Â» tout en s’en dĂ©fendant.

Une Constitution Ă  l’amĂ©ricaine, avec un prĂ©sident (et non pas Ă  l’europĂ©enne avec un prĂ©sident et un premier ministre) fut adoptĂ©e en 2004, et violĂ©e en 2014 par les AmĂ©ricains eux-mĂŞmes, avec la crĂ©ation, non prĂ©vue et imposĂ©e par eux, d’un poste de Â« chef de l’exĂ©cutif Â», pour contenter le candidat malheureux aux Ă©lections tenues cette annĂ©e-lĂ , Abdollah Abdollah ; ce chef tadjik, se prĂ©sentant comme hĂ©ritier du commandant Massoud, contrebalançait ainsi le prĂ©sident pachtoune Ashraf Ghani. Dans un pays ultra-conservateur, les Occidentaux ont voulu imposer leur propre vision du monde ; des ONG fĂ©ministes scandinaves proposaient la paritĂ© hommes/femmes Ă  tous les niveaux de conseils et de reprĂ©sentation, jusqu’aux villageois.


Une réunion au Parlement afghan à Kaboul, le 2 août 2021
Le prĂ©sident afghan Ashraf Ghani (au centre) salue son ancien rival Abdollah Abdollah (Ă  droite), devenu prĂ©sident du Haut Conseil pour la rĂ©conciliation nationale, avant une rĂ©union au Parlement afghan Ă  Kaboul, le 2 aoĂ»t 2021. Deux semaines plus tard, les talibans prendront la capitale et proclameront leur victoire. Wakil Kohsar/AFP

Les dĂ©putĂ©s n’avaient aucun pouvoir… sauf celui d’accumuler de l’argent le plus vite possible. Une disposition de la Constitution demandait leur accord Ă  la nomination des ministres. Ceux-ci devaient acheter le vote des dĂ©putĂ©s, puis se dĂ©pĂŞcher, par une intense corruption, de rentrer dans leurs frais. Des ministères importants restaient des mois sans titulaire, faute de compromis. Aucun des services de l’État ne fonctionnait. Les États-Unis payaient les fonctionnaires et les corrompus. De fausses embuscades Ă©taient lancĂ©es sur les routes pour que soient payĂ©es des sociĂ©tĂ©s de sĂ©curitĂ© possĂ©dĂ©es par des ministres ou chefs de guerre. Quelque 80 % du budget de l’État afghan venait de l’étranger.

Dans ce cadre de désillusion et de corruption généralisée, les talibans ont vite repris des forces dans les campagnes, instaurant une administration qui, quoique dure, était vue comme préférable au chaos.


Que veulent les talibans ?


Une fois le retrait amĂ©ricain annoncĂ©, l’avancĂ©e des talibans a Ă©tĂ© fulgurante. Souvent, la paie des soldats du gouvernement de Kaboul Ă©tait saisie par leurs officiers, l’équipement Ă©tait dĂ©plorable, les soutiens logistiques inexistants. L’armĂ©e paraissait nombreuse, mais beaucoup de rĂ©giments n’existaient que sur le papier : les États-Unis payaient des troupes inexistantes.

Des notables du rĂ©gime afghan ont acquis des rĂ©sidences sur la nouvelle Ă®le artificielle crĂ©Ă©e Ă  DubaĂŻ, Ă  partir d’un million de dollars, rĂ©glĂ©s cash, en liquide. Tout cela aux frais des contribuables amĂ©ricains. Pourquoi les soldats afghans, mal payĂ©s et abandonnĂ©s, se seraient-ils fait tuer pour permettre Ă  leurs supĂ©rieurs de continuer Ă  mener grande vie ?

En 1996, les talibans d’alors avaient également vite conquis les provinces, sans rencontrer de résistance. La population s’était alors largement ralliée à eux, pour retrouver l’ordre et la sécurité. Ce qui a le plus surpris cette année, c’est leur progression très rapide, dès juin 2021, dans les provinces du nord du pays, peuplées surtout d’Ouzbeks. Les Ouzbeks, a priori opposés aux Pachtounes talibans d’aujourd’hui, ont également pensé retrouver la sécurité en s’alliant aux plus forts.

On s’étonne Ă©galement du nombre des combattants talibans, qui se sont rĂ©vĂ©lĂ©s capables de prendre simultanĂ©ment les postes de douanes, synonymes de rentrĂ©es financières, et les principales capitales provinciales. Leurs armements semblent inĂ©puisables ; ils sont de modèle soviĂ©tique, et non amĂ©ricain. Certes, il y a eu des prises de guerre dans les postes gouvernementaux abandonnĂ©s, mais aussi, forcĂ©ment, des apports extĂ©rieurs : du Pakistan, de l’Iran ?

Ă€ prĂ©sent, avec la fin probable des financements amĂ©ricains, toute une partie de la sociĂ©tĂ© de Kaboul, qui en profitait directement ou indirectement, se retrouvera sans emploi. Les femmes, qui avaient gagnĂ© des libertĂ©s dans cette atmosphère occidentale, se retrouveront contraintes, comme il y a cent ans. Beaucoup de femmes de Kaboul regrettent le temps du roi Zaher Châh (1963-1973) quand les citadines s’émancipaient, puis la brève pĂ©riode communiste (1978-1979), quand la libĂ©ration des femmes Ă©tait prĂ´nĂ©e et que les miliciennes se promenaient cheveux au vent Ă  fouiller les paysannes voilĂ©es. Mais, finalement, « les femmes Ă  la maison Â», ce n’est pas pour tant dĂ©plaire aux bons phallocrates villageois.


Un combattant taliban
Un combattant taliban passe devant un salon de beautĂ© dont la devanture a Ă©tĂ© vandalisĂ©e pour ne plus laisser apparaĂ®tre les figures fĂ©minines qui y Ă©taient reprĂ©sentĂ©es, Ă  Kaboul, le 18 aoĂ»t 2021. Wakil Kohsar/AFP

Les talibans se disent nationalistes ; ils veulent reprendre le pouvoir dans leur propre pays, le diriger Ă  leur guise. En cela, ils se diffĂ©rencient des extrĂ©mistes de Daech, qui se veulent internationalistes. Pour les talibans, il s’agit de diriger la nation afghane ; pour Daech, c’est d’exporter partout un rĂ©gime qu’ils appellent « islamiste Â». Les deux mouvements sont incompatibles ; d’ailleurs, ils se sont affrontĂ©s pour la conquĂŞte de territoires, et les talibans ont gardĂ© la supĂ©rioritĂ©. Les talibans sont lĂ  pour longtemps. Aucune opposition n’est prĂŞte Ă  les affronter, aucun pays Ă©tranger non plus. Il reste Ă  espĂ©rer que leurs modes d’action s’adouciront avec le temps et l’exercice du pouvoir… â—Ľ


*Bernard Dupaigne, directeur Ă©mĂ©rite au MusĂ©e de l’Homme, MusĂ©um national d’histoire naturelle, est un ancien directeur du laboratoire d’Ethnologie du MusĂ©e de l’Homme. SpĂ©cialiste de l’Afghanistan, il est l’auteur, entre autres publications, de : DĂ©sastres afghans. Carnets de route, 1963-2014, Paris, Gallimard, «TĂ©moins», octobre 2015 – Prix d’Histoire Louis Castex 2016 de l’AcadĂ©mie française.

Cet article a été publié initialement dans The Conversation, « L’expertise universitaire, l’exigence journalistique« , le 19 Aout 2021


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