Lettre à Samuel Paty, mon collègue et mon frère de « classe » – par Michel Ferron 🔓

Samuel Paty icone de la République

Ce n’est pas l’ancien élu local, l’auteur d’un récent roman, ou l’actuel président de la Maison de l’Europe en Mayenne qui écrit cette lettre à Samuel Paty… mais le collègue, le professeur de Lettres Modernes qui a enseigné de 1974 à 2007 au lycée Réaumur de Laval. Michel Ferron nous a fait parvenir « cette lettre à Samuel Paty » qu’il dit avoir écrite d’un seul trait, lors d’une nuit d’insomnie, comme pour « extérioriser le profond état de choc » dans lequel il se « sentait enfermé depuis une semaine ». Une lettre écrite, selon Michel Ferron, comme bien d’autres textes que nous publions dans ces colonnes de libre expression, comme autant de moyens nécessaires, comme Michel Ferron le dit lui-même, pour « alléger le poids du monde en le conjurant par des mots parfois dérisoires… »

A toi Samuel, qui aurais peut-être aimé lire cette lettre…

Loading the Elevenlabs Text to Speech AudioNative Player...

Par Michel Ferron*


Avant ta disparition tragique, comme la totalité des Français (si l’on excepte tes proches, tes collègues et tes élèves), je ne te connaissais pas.

Mais, dès ce vendredi soir 16 octobre 2020, lorsqu’à 18h45, lors d’un flash de France-Info, est annoncé un nouvel attentat terroriste caractérisé (d’abord sous la forme d’une rumeur confuse qui s’enflera peu à peu toute la soirée avec son lot de détails et son paquet d’horreurs),

AUSSITÔT, en un éclair, aussi vif que celui qui a pu traverser ton esprit, au moment où le boucher t’a tranché la tête…

Juste avant que celle-ci ne tombe dans une mare de sang sur le trottoir, à quelques mètres de ton collège…

Je t’ai immédiatement reconnu et identifié comme une personne croisée autrefois, tel un ancien collègue surgi de l’ombre.

Bien qu’ayant fermé mon cartable de prof depuis treize ans, me sont alors revenues en mémoire les revues de presse que j’organisais chaque trimestre dans mes classes du Lycée Réaumur de Laval, notamment dans le cadre des cours de culture générale prévus pour les filières post-Bac.

C’étaient même les cours qui fonctionnaient le mieux car, ces jours-là, face à des élèves souvent inattentifs et peu portés sur la littérature, il n’y avait plus de place pour de savantes exégèses sur les grands auteurs, qu’il fallait déglutir docilement pour l’oral du Bac de Français.

A la place des manuels austères et des recueils d’œuvres au programme, rentrait cette fois dans la classe la pile des quotidiens du jour, sentant encore l’encre fraîche des rotatives de la nuit, que les élèves avaient pour tâche de se procurer par groupes dans le café-dépôt de presse situé à côté du lycée : Ouest-France, Le Monde, Le Figaro, Libé, la Croix, L’Huma …cohabitaient naturellement, accompagnés de quelques hebdos tels que le Canard enchaîné et Charlie-Hebdo.

A dire vrai, ce matériel pédagogique éphémère était, pour des élèves en rupture de lecture tout court (reconnaissant tout au plus leur intérêt pour L’Equipe ou les chroniques sportives de leur quotidien), tout aussi exotique qu’un roman de Flaubert.

Il n’empêche. Ensemble nous décortiquions l’actualité récente, au milieu de discussions animées sur la différence des points de vue exprimés dans les journaux à propos de tel ou tel événement. L’ambiance contrastait singulièrement avec la morne torpeur d’une séance de correction de dissertation…

Pour autant, l’enseignement de quelques données élémentaires sur le pluralisme de la presse écrite n’était pas négligé et, les années fastes, ce travail pouvait être suivi par le même exercice de décryptage, lors d’une analyse comparée de journaux télévisés.

Oui, je sais, tout cela relève presque du siècle dernier, à l’heure où la presse d’actualité n’avait pas encore été balayée par la démangeaison compulsive qu’inspire la recherche effrénée sur les écrans du buzz et de l’immédiateté en boucle.

Mais, Samuel, si un barbare n’avait pas froidement décidé de te sacrifier sur l’autel de son délire, tu aurais pu le dire encore mieux que moi, en t’appuyant sur ta pratique professionnelle, que j’imagine consciencieuse et appliquée : les profs, loin d’être des intellos (toujours ?) perchés sur l’Olympe de leurs savoirs et de leurs certitudes, sont la plupart du temps des artisans, humbles et besogneux, qui travaillent modestement et sans tapage à l’émancipation de leurs élèves par l’ouverture à l’esprit critique.

C’est pourquoi, il est proprement révoltant qu’on ait pu t’accuser, dès les premiers moments, d’avoir prêté le flanc à la cabale qui s’est développée contre toi, sous prétexte que tu as proposé à des élèves susceptibles d’être choqués par la figure d’un Mahomet à poil (il n’est tout de même que le prophète d’Allah et non Allah en personne !…) de sortir de la classe.

Aurait-il donc fallu que tu te montres aussi « radical » que les complices de ton assassin ? Oui, en effet, la laïcité compte aussi ses imprécateurs intégristes et tu en as sans doute croisé comme moi dans les salles de profs, brandissant leurs vulgates intangibles et dogmatiques, bardées d’intolérance.

NON, tu as bien fait Samuel ! car tu n’étais pas dans la posture du gynécologue, refusant avec raison d’examiner une femme d’origine maghrébine, se présentant grillagée dans son niqab, sous la surveillance d’un mari-cerbère harnaché comme un pacha ottoman !

Tu t’adressais toi à des élèves de collège et tu connaissais forcément l’histoire de chacun d’entre eux et leurs vulnérabilités… tu as voulu ménager jusqu’au bout leurs doutes et leurs troubles éventuels, en leur accordant, comme aux adultes qu’ils seront plus tard, le « droit au retrait ».

Chapeau et respect, Samuel !

Le souci de tolérance qui t’a animé jusqu’à la fin aurait dû suffire au contraire à te justifier (s’il en était besoin) auprès de parents manipulés par des imams hystériques.

Qui, après ta mort, installé aujourd’hui dans le confort douillet d’un catéchisme laïque résistant à toute épreuve, pourrait te reprocher ce que certains osent appeler, sans vergogne, une « faute professionnelle » ?…

La communauté éducative toute entière serait mieux inspirée de mettre son unanimité au service d’une croisade impitoyable (qui s’ajoute au combat sans merci contre le fanatisme religieux), ayant pour mission d’éradiquer les outils qui accompagnent les crimes terroristes, en les rendant encore plus efficaces par l’utilisation des messages de haine, appelant au lynchage et au crime sur les résosocios : ils précèdent en effet bien souvent les tirs de kalachnikovs et le maniement des couteaux d’égorgeurs.

OUI, il faut sans tarder procéder à des « autodafés » de ces circuits pervers et gangrenés (et j’assume la force d’un terme faisant référence aux pratiques hitlériennes d’extermination de ce que les nazis appelaient odieusement « la vermine des livres enjuivés », car il s’agit bien là aussi de parvenir une fois pour toutes à l’extinction de ces instruments de décervelage et de manipulation des consciences).

Je ne sais Samuel si tu t’épanouissais toi-même dans la tweetosphère en alimentant un compte Fesse-de-bouc … mais cela ne me regarde pas, puisqu’après tout, on peut paraît-il se montrer fasciné par une technologie de communication, dans laquelle certains voient l’organisation d’un soi-disant « forum planétaire ».

Mais je suppose que l’enseignant responsable que je te devine avoir été aurait sans doute trouvé matière – comme moi, si l’occasion s’en était présentée plus tard au cours de ma carrière – à l’organisation d’une nouvelle séquence d’éveil à l’esprit critique.

Personnellement, j’aurais commencé, avec mes étudiants de BTS ou dans mes cours d’adultes dépendant de l’Université du Maine, par balancer une question (forcément provocatrice et réductrice) du genre : « Mark Zuckerberg, bienfaiteur de l’Humanité ou fossoyeur de l’intelligence universelle ?! » … Je ramasse les copies dans une heure !!!

Enfin, pour en revenir à Charlie, j’aurais tant voulu partager avec toi une petite séance de travaux pratiques. Lecteur occasionnel de ce journal (sans en partager tous les choix éditoriaux ni adhérer à la tonalité de tous ses discours), je possède, comme d’autres, une petite collection de couvertures (« de celles auxquelles on ne pouvait pas échapper », en référence à la formule toujours en vigueur dans les numéros d’aujourd’hui).

Il en est une que j’aurais voulu absolument te montrer : datée du 10 septembre 2008, elle se présente comme l’annonce d’un « Numéro spécial Pape » (sic) avec comme titre central l’affirmation péremptoire : « DIEU N’EXISTE PAS ! », sous laquelle figure la caricature du pape Benoît XVI, à la mine renfrognée, disant dans une bulle (forcément papale !) : « LE FUMIER ! JE M’EN DOUTAIS ! »


Dieu n’existe pas – par Charb – Charlie Hebdo n°847 – 10 septembre 2008

C’est pour moi l’exemple-type du « blasphème » le plus jubilatoire que je connaisse, moi, l’ancien séminariste docile, devenu, à la faveur de Mai 68, catho de gauche rebelle, avant de verser, sans révolte ni crise mystiques, dans un agnosticisme serein, pour finir pétri de culture religieuse jusqu’à ras la « calotte », passionné d’abbayes romanes, de chant grégorien et de musique d’orgue ….

Je soutiens, en effet – et sans doute, Samuel, aurais-tu été de mon avis ? – que par-delà le parti pris d’iconoclasme, cette mise en scène graphique ne remet pas intrinsèquement en cause la légitimité de la foi et les croyances de chrétiens sincères. Je pourrais citer quelques « soutanes » de ma connaissance n’ayant pas dissimulé de gros éclats de rire en ma présence, sans craindre d’encourir l’excommunication…Comme il est souvent dit avec justesse, il n’y a pas besoin d’un journal satirique pour « caricaturer » la religion, les fondamentalistes de tout poil s’en chargent eux-mêmes ! Je suis sûr que nous aussi, on se serait bien marré tous les deux en contemplant ce document d’archive !…

Je continue, quant à moi, à me gondoler chaque fois que je jette un coup d’œil à cette caricature – devenue pour moi « collector » – soigneusement encadrée et figurant en bonne place sur un mur de mon alcôve d’enseignant retraité.

Je pense en tout cas que je me serais régalé d’en décoder en classe le « message iconique », selon les prescriptions des programmes officiels, qui restaient imprégnés par les travaux de déconstruction de l’image et des textes, inspirés du courant structuraliste, rendu célèbre par l’ouvrage fondamental des Mythologies de Roland Barthes, que j’avais biberonné avec gourmandise, comme beaucoup d’étudiants de ma génération…

ADIEU SAMUEL ! puisque tu viens d’entrer dans le cortège des grandes statues nationales, dont vont s’emparer pendant un moment toutes les rhétoriques, au sein d’une République en quête de figures tutélaires et avide de dramaturgies exemplaires.

Je suis certain que tu n’avais jamais rêvé de destin national (il faut être la Pucelle de Domrémy pour s’imaginer entendre des voix appelant à « sauver le royaume de France ») ni de légion d’honneur … peut-être aurais-tu trouvé grotesque, toi aussi, si l’occasion s’en était présentée, qu’on te propose d’entrer dans la confrérie des Palmipèdes de l’Education Nationale …je ne sais pourquoi, je me surprends à espérer en secret que tu aurais peut-être refusé, comme moi, l’aumône d’un colifichet aussi dérisoire.

Ton horizon, sans aucun doute, se limitait au bonheur simple d’un « honnête homme », sans drapeau ni bannière, défenseur de valeurs tranquillement assumées, au premier rang desquelles figurait forcément un grand respect de la liberté d’expression et de conscience.

Le plus terrible pour ta famille, ton fils, tes collègues, tes élèves et tous tes amis va être de vivre désormais sous le poids de la dimension héroïque que tu viens de revêtir, alors que tu avais été pour eux d’abord un être proche, aimant et attentionné.

« Dieu, le fracas que fait un poète qu’on tue ! » écrivait Louis Aragon, à propos de l’assassinat du poète Federico Garcia Lorca, fusillé clandestinement par les franquistes au petit matin d’un 19 août 1936, sur le bord d’un chemin près de Grenade.

Mais que dire alors des échos terribles et funestes qui retentiront encore longtemps dans nos esprits, après la décapitation d’un prof à la sortie de ses cours, à quelques pas de son collège, situé dans un quartier  d’une commune de 35 000 habitants, devenue, à 25 kms de Paris, la capitale de la batellerie ?? ◼


*Michel FERRON, a été professeur de Lettres Modernes au lycée Réaumur de Laval de 1974 à 2007.

leglob, logo et Globe

Lire ce qu’on ne lit pas ailleurs en Mayenne – Je m’abonne ici


Vous voulez écrire ?

Écrivez un article et rejoignez la communauté leglob-journal. Envoyez votre production à redaction@leglob-journal.fr

Laisser un commentaire